Les Champs d'honneur, de Jean Rouaud

La lecture des Champs d’honneur est un souvenir intense. D’autant plus intense que l’ouvrage était suivi de quatre autres volumes qui promettaient d’être tout aussi merveilleux à lire.
C’est dans cette histoire familiale particulière que je suis allée puiser tant de mots, d’expressions, de sentiments, d’images, de champs lexicaux.
La famille, la disparition, la religion, les générations, la pluie, le vent, les caresses, les vieilles tantes, etc. Tous les paradoxes de la vie s’y trouvent, ces grands écarts qu’on redoute.
Je suis très redevable à Jean Rouaud, auquel je me suis littéralement abreuvée. J’ai manipulé
son ouvrage si souvent, j'en relis des passages chaque fois que j’y circule.


La 2 CV est une boîte crânienne de type primate : orifices oculaires du pare-brise, nasal du radiateur, visière orbitaire des pare-soleil, mâchoire prognathe du moteur, légère convexité pariétale du toit, rien n'y manque, pas même la protubérance cérébelleuse du coffre arrière. Ce domaine de pensées, grand-père en était l'arpenteur immobile et solitaire. Grand-mère s'en sentait exclue, au point de préférer marcher plutôt qu'il la conduise, du moins pour les courtes distances.
Or la marche n'était pas son fort, compliquée par les séquelles d'un accouchement difficile, une déchirure, qui lui donnait cette démarche balancée. Grand-père prenant le volant d'une autre voiture, elle s'installait sans rechigner à ses côtés.
Car à toutes elle trouvait du charme, sauf à la 2 CV. Pour elle, cette voiture n'était pas adaptée au climat océanique. A quoi rimait ce toit de toile qu'on détache pour découvrir le ciel si le beau temps n'est pas au rendez-vous ? Sans parler de ce vent qui assomme, tourbillonne et exténue son monde. Chaque tentative pour décapoter, les rares beaux jours, se heurtait d'ailleurs à des ferrures rouillées, rongées par l'air salin, indécoinçables, et une toile raidie, craquante, qui refusait de s'enrouler. D'autant qu'on n'était jamais sûr qu'il ne faudrait pas, dix kilomètres plus loin, replacer le toit en catastrophe. Grand-mère n'en démordait pas, ce faux air de cabriolet n'avait rien à faire au nord du 45 e parallèle. Pour traverser des déserts, escalader le Hoggar, comme les jeunes gens s'y risquaient, parfait. Mais la Loire-Inférieure, là, c'était une autre histoire.

Un an plus tard, c'était au tour d’Émile. Cette année d'écart aura séparé les deux frères sur l'interminable liste du monument aux morts : Joseph dans la colonne des victimes de 1916, Émile dans celle de 1917, comme exilés l'un de l'autre, au point que leur parenté, pour le curieux qui note l'homonymie, semble s'affaiblir en un simple cousinage  alors que leurs deux noms accolés les auraient réunis dans la mort, vision de deux frères tombés côte à côte, balayés par la même explosion, définitivement jumelés par le souvenir. Cette seconde mort, sur laquelle elle n'avait plus que ses larmes à verser, Marie en partage la douleur avec Mathilde, la jeune veuve, mère du petit Rémi que son père découvre lors de la courte permission accordée pour la naissance de l'enfant. Entrant en tenue de soldat dans la chambre, à la tombée de la nuit, il s'approche sans bruit du berceau, se penche avec précaution pour ne pas verser sur cette petite chose endormie les tumultes de la guerre  abasourdi de joie soudain par ses minuscules poings serrés sur des songes blancs, ses cheveux d'ange, le trait finement ourlé de ses yeux clos, le réseau transparent de ses veines, l'inexprimable fraîcheur de son souffle qui trace sur la main meurtrie d’Émile comme une invitation au silence. Soulevant le voile de mousseline, Mathilde présente son œuvre à son grand homme. Car elle le voit grand dans sa triste tenue de combat qui sent la sueur, la poussière, l'infortune des armes. Elle lit dans ses traits durcis, dans les plis inédits de son visage autour de sa bouche et sur son front, l'âpreté de sa vie là-bas, ce courage permanent qu'il puise dans ses entrailles. Elle n'ose lui parler des privations de l'arrière, à lui qui est privé de tout, des rudes tâches d'homme à accomplir, des décisions à prendre seule,
de sa lassitude, de ce Noël insipide sans lui, de la petite crèche malgré tout sur la commode avec son papier d'emballage qui imite la montagne et fait de ce coin de Palestine une espèce de site magdalénien. Elles se sent pleine de reconnaissance et de pitié. Posant une main sur sa nuque, elle avoue ce manque cruel de tendresse qu'il partage avec elle, tandis que, levant la tête du berceau, il s'enivre du doux parfum de la femme poudrée. Elle a tellement attendu qu'elle n'est plus certaine de reconnaître en cet homme celui dont elle guettait désespérément le retour. Elle se demande maintenant à le contempler près d'elle si elle n'a pas vu trop grand pour son tricot, quand elle essayait, en refermant ses bras sur elle dans une étreinte fictive, d'évaluer de mémoire le torse de son mari, avec cet emplacement pour poser sa tête à elle, ce creux tout exprès contre l'épaule qu'elle cherche de son front à présent pendant qu'il retire une à une les épingles de ses cheveux avec l'habileté d'un chercheur de poux, les déposant sur la table de chevet où elle saura les retrouver demain matin pour sa toilette, après qu'il lui aura passé l'enfant qui se réveille et pleure jusqu'à ce que, couché sur sa mère, il se mette à téter goulûment, des larmes de lait coulant de sa bouche. Une fois rassasié, son père l'élèvera très haut à bout de bras dans le pâle rayon du jour, au risque d'une envolée blanche qui tachera l'uniforme de drap bleu étalé sur la chaise. Mais Émile n'en a cure. Il éprouve désormais un formidable sentiment d'invulnérabilité pour les combats à venir, sûr comme un danseur de l'esprit de passer à travers la mitraille, bardé du souvenir de cet enfant victorieux, né un 2 décembre, jour commémoratif d'Austerlitz et du Sacre, un signe d'on ne savait trop quoi mais que Rémi ne manquait jamais de rappeler à chaque anniversaire, se saupoudrant au passage d'un peu de poussière d'empire, si bien qu'à force l'ultime baiser d’Émile à son fils avant de repartir au front et d'y mourir s'est confondu avec les adieux de Fontainebleau dans une chambre tapissée d'abeilles.